Le pouvoir et la responsabilité sont au cœur de la relation salariale. Le chef d’entreprise est par principe le premier responsable en cas d’infraction aux textes législatifs et réglementaires au sein de l’entreprise, même s’il n’est pas à proprement parler l’auteur de l’infraction, dérogeant ainsi aux principes généraux du droit pénal.
Aujourd’hui, le risque pénal cerne le chef d’entreprise. Tout peut donner lieu à sanction pénale.
Un accident du travail, une pratique de prix mal encadrée, un contrat de travail mal rédigée, une mauvaise publicité, des normes environnementales, anti-concurrentielles, anti-corruption, anti-blanchiment, mal appliquées, une mauvaise gestion des données personnelles, etc….la liste est longue.
La délégation de pouvoirs permet d’éviter la mise en œuvre de la responsabilité pénale du chef d’entreprise en ajustant cette responsabilité sur les personnes qui, dans les entreprises d’une certaine dimension, sont mieux à même que le chef d’entreprise de veiller au respect de la réglementation. Cette délégation est ainsi un moyen de gestion dynamique des ressources humaines et de prévention des risques.

I. Qu’est-ce qu’une délégation de pouvoirs ?

  • Approche d’une définition juridique
    Il n’existe pas de définition textuelle ou jurisprudentielle ; on ne trouve que de simples références dans certains textes, comme dans l’article R. 237-3 du Code du travail. La délégation de pouvoirs correspond à un transfert de pouvoirs et de responsabilités de la part d’un délégant à un délégataire. Cette délégation est à distinguer de la délégation de signature, de la délégation du pouvoir d’ester en justice, et du mandat social.
  • Les domaines d’application
    Bien que la majorité des délégations de pouvoirs concernent le domaine de l’hygiène et sécurité, et plus généralement de la réglementation du travail (article L. 260-1 du Code du travail), la jurisprudence a étendu le champ d’application à toutes les branches du droit : cela concerne ainsi le recrutement, la durée du travail, la gestion du personnel et de la paie, la tenue des registres du personnel, la médecine du travail, le marchandage, ou encore les délits économiques (ex : les atteintes à l’environnement).
    Ainsi, cinq arrêts de principe de la Cour de cassation réunie en assemblée plénière du 11 mars 1993 ont posé le principe de « délégabilité » de toute matière où existe la responsabilité pénale du chef d’entreprise (« sauf si la loi en dispose autrement, le chef d’entreprise qui n’a pas personnellement pris part à la réalisation de l’infraction peut s’exonérer de sa responsabilité s’il rapporte la preuve qu’il a délégué ses pouvoirs à une personne pourvue de la compétence, l’autorité et les moyens nécessaires »). Par la même occasion, la Haute juridiction a admis le principe de la délégation de pouvoirs en matière de délits économiques : publicité trompeuse, revente à perte, transparence tarifaire, contrefaçon, etc.

    Toutefois, la « délégabilité » est impossible dans les entreprises de petite dimension, les matières relevant des compétences propres du chef d’entreprise (liées notamment à la stratégie de l’entreprise), et concernant l’obligation générale de sécurité du chef d’entreprise. C’est en ce sens qu’a statué la Cour de cassation dans un arrêt du 19 août 1997. En effet, bien que le dirigeant de droit d’une SARL soit tenu pour responsable des obligations fiscales de l’entreprise sauf délégation de pouvoirs (Cass. Crim., 30 mai 2001, n° 00-85557), les juges considèrent que le dirigeant d’une société ne saurait, pour éluder sa responsabilité, invoquer une délégation de pouvoirs au profit du directeur financier, dans la mesure où il avait, en se réservant la signature des chèques et en exigeant un compte rendu hebdomadaire sur cette question, conservé le contrôle effectif du respect, par l’entreprise, de ses obligations vis à vis de l’administration fiscale (Cass. Crim. 19 août 1997).
  • Un objet nécessairement précis et dépourvu d’ambiguïté
    Les délégations générales de pouvoir sont prohibées, dans la mesure où l’objet de la délégation doit être limitée. En effet, les contours et les modalités d’intervention du délégataire doivent être clairement précisés (organigrammes, notes de service, chartes internes, etc.). La délégation doit posséder un minimum de durée et de stabilité. Il est également interdit de cumuler des délégations de pouvoirs pour un même travail.

    En ce qu’il s’agit du pouvoir de licencier, seul le président de la structure est en principe titulaire de ce pouvoir, dans le silence des statuts (Soc. 10 juill. 2013, no 12-13.985). Un délégataire ayant le pouvoir obtenu par délégation de recruter des employés n’est pas toujours juridiquement capable de licencier des salariés.
    Le pouvoir de licencier ne peut pas faire l’objet d’une délégation tacite (Cass., 2 mars 2011 n° 08-45.422) ; il est nécessaire de le préciser explicitement dans l’acte de délégation.
    A défaut d’une possibilité statutaire expresse de déléguer, cela est interdit au délégant (Soc. 8 juin 2011, n° 09-69.853).

    Ainsi, un acte de délégation rédigé de manière large dans le but de favoriser une gestion plus souple de la structure peut présenter des problèmes face aux réalités opérationnelles.
  • La responsabilité pénale du chef d’entreprise
    Dès lors qu’une délégation de pouvoirs et valable, elle entraîne le transfert de la responsabilité pénale du chef d’entreprise sur le délégataire. Toutefois, le chef d’entreprise reste pénalement responsable des infractions commises au sein de son entreprise dans certaines situations.
    Le chef d’entreprise va être pénalement responsable dans le cas où le fait constitutif du délit se trouve en dehors de la mission qui a été déléguée ou sort du cadre de la relation de travail et de l’exploitation de l’entreprise. Cela va également être le cas lorsque la délégation de pouvoirs ne remplit pas les conditions de validité nécessaires.

    Lorsque le délégant a lui-même participé à l’infraction pénale ou lorsqu’elle résulte d’un ordre de celui-ci, le délégant ne peut pas se réfugier derrière une délégation de pouvoirs (Cass. crim., 20 mai 2003, no 02-84.307, Bull. crim., no 101).

    La délégation de pouvoirs ne joue pas lorsqu’elle porte sur les pouvoirs propres du chef d’entreprise (Cass. crim., 6 nov. 2007, no 06-86.027, Bull. crim., no 266, Dr soc. 2008, p. 449). A titre d’exemple, c’est le cas du délit d’entrave pour lequel le chef d’entreprise ne peut déléguer ses pouvoirs propres.
    Ainsi, la chambre criminelle a jugé que « (...) Même s’il confie à un représentant le soin de présider le comité (central) d’entreprise, le chef d’entreprise engage sa responsabilité à l’égard de cet organisme s’agissant des normes ressortissant à son pouvoir propre de direction, sans pouvoir opposer l’argumentation prise d’une délégation de pouvoirs » (Cass. crim., 15 mai 2007, no 06-84.318, Dr. pén. 2007, no 108, obs. Robert J.-H., RJS 2007, no 869).
  • L’éligibilité du délégataire
    En principe, les titulaires d’une délégation de pouvoirs au sein d’un service, un département ou un établissement de l’entreprise sont exclus de l’électorat et de l’éligibilité aux élections professionnelles (Cass. soc. 6 mars 2001 n° 99-60.553 ; Cass. soc. 29 octobre 2003 n° 02-60.774).

    Toutefois, la chambre sociale de la Cour de cassation a considéré dans un arrêt du 15 mai 2019 (n° 18-19862) qu’une directrice d’établissement bénéficiant d’une délégation de pouvoirs mais devant toujours agir sous l’autorité de la direction générale et ne pouvant pas signer les contrats ou exercer le pouvoir disciplinaire ni représenter l’employeur devant les institutions représentatives du personnel peut être élue suppléante au CSE.

II. Les conditions de validité d’une délégation de pouvoirs

  • Qui est en position de déléguer ?
    Selon l’article 117 de la loi du 24 juillet 1966, le Directeur Général titulaire de pouvoirs de direction en vertu d’une délégation du conseil d’administration décidée en accord avec le président peut déléguer des pouvoirs.
    Le « chef d’établissement » visé par le Code du travail (articles L. 263-2 et R. 261-3), entendu comme étant le chef d’entreprise détenteur des pouvoirs de direction, de surveillance et de contrôle, peut également déléguer des pouvoirs.

    En cas de SA à Directoire, la jurisprudence semble considérer que le chef d’entreprise ou le pénalement responsable est le Président du directoire.
    En cas de cogérance, il est nécessaire d’opérer une répartition des secteurs entre les cogérants ou de faire une délégation commune.
    En cas de groupement d’entreprise, il est nécessaire de faire une délégation commune de tous les chefs d’entreprise composant le groupement.
    En cas de changement d'un dirigeant social ayant délégué à un salarié une partie de ses pouvoirs de représenter la société, la délégation de pouvoirs subsiste jusqu'à preuve contraire car le dirigeant a confié au délégataire, au nom et pour le compte de la société, le pouvoir de représenter celle-ci dans les limites de ses attributions (CA Paris, 25 janvier 2018 n° 17-01.883).
    Cette solution ne s’applique pas en cas de délégation de signature, puisque l’objet de ce type de délégation implique que le délégataire puisse signer pour le compte de la personne du délégant et non pour celui de la structure.
  • Qui désigner comme délégataire ?
    a – Les différents critères

    Le délégataire doit nécessairement remplir trois conditions : celui-ci doit disposer de la compétence, de l’autorité, et des moyens.

    La compétence suppose des connaissances techniques nécessaires à l’exercice de la fonction déléguée, mais également des connaissances juridiques, suffisantes pour permettre au délégataire de comprendre le contenu des textes réglementaires et assumer ses prérogatives.
    La seule qualification professionnelle et l’expérience du salarié ne suffiront pas à établir qu’il avait compétences ; encore faudra-t-il vérifier qu’il a subi une formation spécifique en fonction de la nature des prescriptions applicables.

    L’autorité correspond essentiellement au pouvoir de donner des ordres et de les faire exécuter. Elle suppose donc une indépendance minimale du délégataire, lui permettant de ne pas avoir à rendre compte au chef d’entreprise d’une décision avant sa mise en œuvre.
    Elle suppose également le pouvoir de commandement et l’obéissance des préposés. Ainsi, le délégataire doit avoir le pouvoir de sanctionner le préposé récalcitrant, et la faculté de faire cesser immédiatement une situation potentiellement dangereuse.
    Cette autorité doit être exclusive, ce qui prohibe les cumuls de délégations.

    Enfin, le délégataire doit disposer des moyens nécessaires, c’est-à-dire avoir le pouvoir d’engagement financier.

    b – L’appréciation complexe de ces critères

    L’ensemble de ces critères sera apprécié au vu d’éléments complexes ressortant tout à la fois de l’autorité, des moyens, de la compétence ou des trois à la fois. Il en est ainsi de la qualification du salarié, du montant du salaire, de l’ancienneté dans l’activité considérées, du nombre de préposés sous les ordres du délégataire, du pouvoir d’embaucher du personnel et de commander du matériel.
    Dès lors que ces trois conditions objectives sont respectées, tout préposé peut être délégataire, quel que soit son niveau hiérarchique.

    De même, le délégataire peut à son tour sous-déléguer tout ou partie de ses pouvoirs à un préposé dès lors qu’il est pourvu de la compétence, de l’autorité et des moyens propres à l’accomplissement de sa mission, sans que l’autorisation du déléguant ne soit nécessaire.

    c – L’acceptation du délégataire

    La jurisprudence traditionnelle n’a pas fait de l’acceptation expresse de la délégation une condition de validité. L’acceptation, même tacite, n’en a pas moins toujours été considérée par la jurisprudence comme un critère déterminant pour admettre plus facilement l’existence d’une délégation de pouvoirs.

    Le refus du salarié dans le cadre d’une délégation de pouvoirs ou modification du contrat de travail peut être problématique. En revanche, lorsque la délégation de pouvoirs n’est que la traduction ou le rappel des fonctions du salarié telles que définies dans son contrat de travail, elle n’est pas contestable.
  • L’absence de condition de forme, mais quelques précautions à prendre
    La jurisprudence, suivant la voie du législateur, n’a jamais posé de conditions de forme à la délégation de pouvoirs, préférant s’attacher à vérifier, au-delà même des textes de délégations produits aux débats, que les conditions de validité énoncées ci-dessus sont réunies.
    L’écrit n’est pas nécessaire, il n’est pas non plus suffisant : les délégations purement formelles, sans prolongement réel dans le fonctionnement de l’entreprise, n’ont aucune valeur.

    Le support écrit de la délégation de pouvoirs doit comporter le contrat de travail, la lettre nominative, la note de service, le procès-verbal de conseil d’administration comportant la mention « délégation de pouvoirs », et un renvoi au schéma hiérarchique organisationnel de l’entreprise. Il va de soi qu’il faut mentionner le nom, la qualité et les fonctions du délégant, le nom et la qualité du délégataire, et préciser les fonctions, les domaines de compétence, la formation, et l’ancienneté du délégataire.
    Le délégataire doit recevoir l’investiture formelle, à savoir les pouvoirs pour veiller à l’observation de la réglementation. De plus, il faut préciser que le délégataire dispose de tous les pouvoirs (notamment disciplinaires) et moyens (financiers) nécessaires à l’exercice de ses missions. Il est utile de prévoir éventuellement la faculté de subdélégation et la date d’effet de la délégation. Enfin, il faut mentionner l’acceptation du délégataire.

Une version en anglais est disponible ici : https://www.interlegal.net/delegation-of-powers/